Chroniques d’un jeune confrère - Acte I
Tribunal de Nanterre, 9h.
Je substitue un confrère au pied levé.
Le pied tellement levé que je me renverse du café juste avant d’entrer dans le tribunal.
Ma chemise est épargnée. Ça s’annonce bien.
J’arrive en avance, comme quelques confrères déjà devant l’huissier.
L’huissier - surchargé mais redoutablement efficace - gère une dizaine d’avocats à sa droite, autant de justiciables à sa gauche.
Sur sa table : 50 dossiers.
Des dossiers plus épais que ladite table.
Sans mentir.
Dans la file, j’échange avec un confrère, mon ainé d’une dizaine d’années :
Il vient pour demander un renvoi, comme moi.
Le pénal, c’est pas son truc… moi non plus.
Sa fatigue et son angoisse sont palpables.
Son client ne donne plus signe de vie, et n’a toujours pas réglé ses honoraires.
On échange nos coordonnées.
Il me dit : « Je n’ai pas LinkedIn. »
« On est en 2025, et vous n’avez pas LinkedIn ? » ça m’a échappé.
Je crois (j’espère ?) qu’il va en créer un.
En attendant l’appel de nos dossiers, je m’assois à côté d’une consœur.
Elle stresse — ses ongles et son visage le disent pour elle.
Elle s’étonne : les dossiers sont mal numérotés.
Je tente une touche d’humour :
« C’est pas comme s’il y avait une cinquantaine de dossiers à traiter… »
Elle rit.
Elle se détend.
Petite victoire humaine.
Les renvois sont acceptés. L’audience se termine.
Je sors.
Un homme m’aborde. Le regard perdu, il surgit de nulle part.
« Vous êtes magistrat ? »
« Bonjour, non, avocat ! »
« Enchanté, cher confrère. »
S’ensuit une discussion qui m’a profondément marqué.
Il cherche à obtenir des dossiers.
Il me demande comment développer une clientèle.
Comment réussir dans ce métier.
Depuis trois ans, il postule sans réponse.
Écœuré par le mépris de certains confrères.
Noyé par les charges.
Indigné face aux discriminations.
Il envisage de se reconvertir.
Juge au TA ? Maître de conf ? Il ne sait plus.
Il a 35 ans. Et il cherche encore sa voie.
Dans ses mots : la frustration, le découragement, la solitude.
Dans ses yeux : la peur d’être rejeté.
Il erre entre les tribunaux à la recherche de dossiers, de clients, de signes.
Je salue son audace, son courage.
Je lui dis qu’un dossier peut changer une carrière.
Que son insistance finira par porter ses fruits.
Je lui tends ma carte.
« Oh ! Elle est super classe votre carte. Merci confrère ! »
Il repart avec un grand sourire,
une lueur d’espoir,
et se retourne trois fois pour me saluer.
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Toutes ces petites choses valent infiniment plus qu’une plaidoirie.
L’humanité — notre meilleure robe.